JEAN-PIERRE ELKABBACH : « VOUS, LES HOMMES QUI AIMEZ LA GLOIRE… »

ELKABBACH & Burgalat Technikart

En soixante-cinq ans à exercer le délicat métier de journaliste politique, il a interviewé de Gaulle, Nixon et Mitterrand… Mais a attendu de fêter ses 85 ans avant de connaître les honneurs d’une interview Technikart. Magnéto !

« Comme elle est lointaine, la rive, où l’on se couchera un jour. Il reste tant et tant à vivre, qu’on pourra faire un long détour » (Serge Reggiani, « La cinquantaine », paroles et musique Sylvain Lebel).

Il a tenu son Nagra III et le micro LEM DO 21 B à bout portant du Général de Gaulle, initié Pierre Mendès-France au media-training, confessé Raymond Barre (économiste par défaut : il voulait être couturier), servi d’émissaire entre Hollande et Poutine, vu Chirac et Jacques Kerchache imaginer le Musée du quai Branly sur une plage de l’Île Maurice. Nixon, Zhou Enlai, Willy Brandt, Thatcher, Mitterrand, Konrad Lorenz, Bardot : lui serrer la main c’est faire reculer de quatre cases la théorie des six degrés de séparation. « Historien du présent », selon la définition de son chef de station en Algérie, il a côtoyé toutes les grandes personnalités mondiales depuis soixante ans. On ne réalise pas à quel point Jean-Pierre Elkabbach fait partie de nos vies. Grâce aux ondes radio de Marconi et au procédé SECAM, il est entré au domicile de tous les Français, cela explique certaines familiarités dont il a pu faire l’objet ; du salon à la chambre à coucher sa voix nous accompagne, aucun chanteur n’a été aussi écouté, il faudrait dix ans à un ado qui streame Jul H24 pour connaître ça.

Son livre, publié chez Bouquins mémoires, est épatant, sincère, touchant, précis et très instructif. Cette collection, avec les souvenirs de Catherine Nay et Constance Poniatowski, commence à constituer une documentation unique sur la Vème République par ceux qui l’ont vécue au plus près. Il a vu, il a raconté et questionné, il a aussi agi : on doit à ce défenseur du livre et de l’environnement le passage du reportage télévisé de la pellicule 16mm à la vidéo légère, les émissions radio filmées, les podcasts ou la construction du siège de France Télévisions. L’Arcom vient de donner quitus à M6, qui méprise ostensiblement les arts et la culture, difficile d’imaginer un président de grande chaine généraliste demander encore, comme il le faisait, à René Girard et Vladimir Jankélévitch d’intervenir auprès de ses équipes.

Cartes sur table. On n’a pas tous les mêmes en début de partie. Sa fille, Emmanuelle Bach, actrice accomplie, ancienne élève de Jean-Laurent Cochet, évolue hors du circuit des fils et filles de. Ce monument national qui n’a bénéficié d’aucun passe-droit n’en revient toujours pas d’être allé si loin, comme moi d’avoir raté tant de choses. Orphelin de père à 11 ans, arrivé d’Oran dans une turne à Clichy, il est toujours fou de sa femme (« Moi, c’est elle, et elle, c’est elle »), l’écrivain Nicole Avril (il y a de quoi) ; l’apercevant en 1972 à la fenêtre d’un autobus, il avait arraisonné le véhicule pour faire sa connaissance (la mode était au détournement d’avion). Ce sens du moment, de la rencontre, de l’admiration, sa curiosité sont des qualités précieuses. Interviewer redoutable et redouté, il camoufle difficilement son humanité, sa sensibilité aux autres et aux critiques. Pour notre entretien il a préparé des fiches, tel ces archontes fébriles avant de passer sur le grill avec lui. Il n’y a pourtant rien à craindre, mais ce mélange d’inquiétude, de ténacité, de talent et de travail semble bien lui ressembler. Parlez-nous, Monsieur Elkabbach.

Bertrand Burgalat

 

Jean-Pierre Elkabbach technikart
L’ART DE L’INTERVIEW_
L’un a souvent exaspéré les politiques qu’il interviewait (mais pas Vladimir Poutine, photo suivante, rencontré en 2014). L’autre a toujours su se tenir face à ses interviewés (exception faite de Roselyne Bachelot).

 

C’est intimidant de vous interviewer, c’est comme jouer La Méthode Rose devant Arthur Rubinstein…
Jean-Pierre Elkabbach : Pour ne pas vous décevoir, je vais partir tout de suite alors.

J’ai cru comprendre que vous prépariez vos entretiens comme un athlète.
C’est vrai, même s’il y a d’abord le respect de l’autre. Quand c’est quelqu’un d’hésitant, pas habitué aux médias, il faut le porter. J’ai montré des êtres et des choses qui étaient invisibles ; ceux-là, je les accompagnais, et je tremblais plus qu’eux. Mais si l’interlocuteur est fort, il faut lui rentrer dedans pour comprendre et essayer de trouver le défaut psychologique ou idéologique, afin de le mettre en contradiction avec lui-même. Le temps était réduit, le matin en radio c’était 10 à 12 minutes, il ne fallait pas s’attarder ou être approximatif. Quand c’étaient des émissions comme « Cartes sur table » à la télévision, on préparait tout avec Alain Duhamel. Lui, avec ses yeux bleus et ses cheveux blonds, c’était le gentil et moi, avec mes cheveux noirs et tout, je passais pour le méchant. Je n’étais pas agressif, mais dur avec ceux qui, pour moi, trichaient ou mentaient. En interview, il faut, d’une certaine façon, se vider de soi-même pour être à la disposition de l’autre, quelque fois en répétant la même question. Et là, je souris parce que je n’ai jamais réussi à battre le record d’un confrère, qui faisait les matinales à la BBC, et qui a posé quatorze fois la même question. Je suis arrivé à sept, c’est déjà pas mal, alors quatorze, respect !

Vous êtes donc à rebours de la pratique courante qui consiste à être impitoyable avec les faibles et faible avec les puissants.
Oui, vous n’avez qu’à reprendre l’entretien que j’ai enregistré en juin 2014 avec Poutine, ce n’était pas complaisant, c’est le moins qu’on puisse dire, et plutôt prémonitoire. Mais ma curiosité ne s’est pas limitée à la politique.

Poutine Jean-Pierre Elkabbach


Est-ce qu’il y a une question que vous regrettez ? Où vous vous dites que vous avez été un peu trop dur ?
Non. Je peux me reprocher de ne pas avoir été assez dur avec un certain nombre de personnes. J’ai fini par comprendre une chose, c’est qu’il ne faut pas écouter ce que les politiques disent, il faut regarder ce qu’ils font. Quelques fois, j’aurais dû être amplement plus sévère, à ma place et modestement. Est-ce que je regrette d’avoir posé une question dure ? Sincèrement, non.

« JE M’INTÉRESSE BEAUCOUP À CEUX QUI ONT PERDU… »

 

Vous avez souffert d’être subtil et pas sectaire à une époque où les passions étaient exacerbées. La gauche vous voyait comme un journaliste de droite et vice-versa, c’est très intéressant. Vous passiez pour régimiste alors que vous vous faisiez virer avec chaque nouveau Président.
Quatre fois, quatre Présidents, je pourrais avoir la médaille olympique. Heureusement, il y avait Duhamel, pour essayer de voir comment ça fonctionne avec les types qui prenaient les décisions qui nous concernaient. Je m’intéresse beaucoup à ceux qui ont perdu, je passe beaucoup de temps avec eux. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai une sorte de chagrin de voir que quelqu’un qui a été adulé se retrouve négligé ou oublié par ceux qui l’ont tant courtisé.

Ce qui est paradoxal, c’est que l’audiovisuel d’avant la loi Fillioud de 1982, qu’on disait sous contrôle, était d’un pluralisme et d’une audace inimaginables aujourd’hui.
Vous avez tout à fait raison, tout était possible. Je me souviens de la liste des gens que j’interrogeais à l’époque où Jacqueline Baudrier et Pierre Fromentin dirigeaient France Inter, politiques, philosophes, artistes, les émissions en deux parties avec Michel Foucault… Et, contrairement à une idée reçue, Alain Peyrefitte ne dictait pas l’information, alors que nous assistons à une idéologisation des programmes, et surtout du divertissement.

Quand je vois l’évolution de la musique à la télévision, c’est très démoralisant. Des émissions comme « Bouton rouge », de Pierre Lattès, étaient d’une liberté incroyable, il y avait des commandes passées à Reichenbach, Philippe Garrel, Laperrousaz, Cinéma Cinémas avec Claude Ventura…
C’est impossible aujourd’hui, un type qui passe les bébés à la moulinette dans « Les Raisins verts » de Jean-Christophe Averty.

Peut-être parce que le service public a tendance à s’aligner sur le privé alors qu’il a vocation a faire ce que le privé ne peut ou ne veut pas faire ?
On s’était battu, en radio comme à la télé, pour la diversité culturelle. Et on s’est rendu compte que la diversité, c’est le mimétisme, le conformisme. Le type que j’interroge le lundi, il est le mardi et le mercredi ailleurs.

C’est la difficulté à laquelle vous avez été confronté à la présidence de France Télévisions, avec des contraintes d’audience et une forte concurrence budgétaire ?
Le budget du service public, quand je suis arrivé à ce poste, c’était la redevance et la publicité. Tout le monde ne parlait que des scores de TF1 et pensait que pour avoir les annonceurs, il fallait avoir des programmes qui soient mauvais, des émissions racoleuses, avec l’animateur qui brandit un revolver comme micro, ou des cibles avec des fesses, et des femmes à qui on demande de reconnaitre celles de leur mari. J’ai souhaité changer ça, concevoir des programmes contemporains, en précisant que je payerais les gens en fonction de ce qu’ils rapporteraient au service public. Je n’ai pas fait de cadeaux, j’ai donné l’argent et cessé de le faire si ça ne marchait pas. C’est comme ça que j’ai lancé des émissions qui continuent aujourd’hui, comme « Les enfants de la télé », ou qu’on imite encore, comme « Ça se discute ».

Le siège de France Télévision c’est vous aussi. Quel était votre objectif avec cette construction ?
La télévision publique était dispersée dans dix-sept sites différents de la région parisienne, payait des loyers astronomiques, et on donnait beaucoup d’argent aux producteurs extérieurs. Je me suis dit que ce serait bien que le service public devienne propriétaire, je suis heureux d’avoir contribué à le doter de ce patrimoine.

En creux, dans votre livre, on ne sent pas chez vous une énorme tendresse pour l’Arcom et les autorités qui l’ont précédée.
Il faut du courage pour être indépendant. Otez le masque de l’autonomie, il y a toujours le pouvoir.

Qu’est-ce que vous pensez de leur dernière décision, de reconduire M6 ?
Xavier Niel aura une télé dans deux ans, quand il y aura d’autres fréquences. Et si la démocratie française se sent menacée par Hanouna, c’est qu’elle est vraiment fragile. Pour moi, c’est une erreur d’avoir supprimé la redevance et de faire en sorte que ce soit le Parlement ou les gouvernements qui décident du budget de l’audiovisuel, parce que ça met tout le personnel à la merci des pouvoirs politiques, quels qu’ils soient.

Quand vous avez quitté Europe 1, est-ce que c’était la seule fois de votre vie que vous quittiez de votre plein gré une radio, sans avoir été viré ?
(Sourire ironique.) Mais qui vous dit que je suis parti de mon plein gré ?

Vous êtes sympa dans votre livre avec Arnaud Lagardère. J’ai vu récemment un « Complément d’enquête » sur lui et la succession de son père, assez définitif, ça me l’a rendu très touchant.
Je lisais une phrase de Victor Hugo l’autre jour : « Les chacals sortent mordre le lion quand il est mort ». Je rajouterais : quand ils le croient mort. Ça n’a rien à voir avec Arnaud Lagardère, mais tous ceux, Christine Ockrent, Franz-Olivier Giesbert, Jean-Louis Servan-Schreiber, Jean-François Kahn, qui attaquaient Le Pen, dans sa grande période, en le traitant de nazi, de fasciste, de tortionnaire, il leur tordait le cou et les tuait. Il fallait le traiter comme un autre et lui poser des questions précises. On se rendait alors compte qu’il n’était pas à la hauteur de la fonction. Et c’est valable avec tout le monde.

Votre description des voyages du général de Gaulle est extraordinaire, entre Johnny et le Tour de France…
Une de mes plus grandes chances c’est d’avoir pu, pendant cinq ans, grâce à Jacqueline Baudrier et Pierre Fromentin, accompagner le général de Gaulle en province et à l’étranger. Chaque fois que je le vois dans des émissions historiques, ou quand je lis les mémoires de Churchill, je suis ému. Je me dis je l’ai vu, j’étais à côté de lui, j’ai mis mon micro partout. Je suis fier de ça. Ce qui m’a frappé, c’est qu’il ne téléphonait à Paris qu’une fois par semaine. Il n’y avait pas de 06, et il y avait son Premier ministre qui travaillait. J’étais impressionné de voir qu’il pouvait parler dans les Parlements de différents pays avec un discours d’une heure, sans regarder une note, de mémoire. Je l’ai vu avec les Russes, la Troïka était intimidée. Tout ça, ça frappe, et j’étais là.

Jean-Pierre Elkabbach et De Gaulle
OÙ EST ELKABBACH ?_
À Moscou, en 1966, avec Le Général. (Indice, cherchez le jeune homme avec un Nagra autour du cou).


On a tendance à ne s’inspirer de cette époque que pour la verticalité du pouvoir, les ors de la République, ou la jupitérisation, le côté Pilhan du pauvre. Pourtant, quand on voit Giscard, filmé par Depardon, attendre les résultats du second tour en 1974, comme si c’était un oral  à l’ENA, il est seul avec Poniatowski en ligne, c’est assez léger les effectifs.
Oui, quand je vois tout le vacarme qui est fait contre Macron parce qu’il n’a pas la majorité absolue… Je relisais C’était de Gaulle, de Peyrefitte, que je vous conseille. De Gaulle lui dit : « Eh bien Peyrefitte, si nous n’avons pas la majorité absolue, nous nous en passerons, la Constitution prévoit qu’on peut gouverner avec une majorité relative ».

Qu’est-ce qu’il faut pour être un bon gouvernant ?
Aujourd’hui, des gestionnaires, on peut en trouver. Ce dont on manque, c’est de prophètes, de visionnaires qui se mettent en rupture des modes, des consensus du moment et des sondages. Vous voyez de Gaulle dire le 17 juin 40 : « Est-ce que vous voulez la Résistance ? ». J’ai rencontré plusieurs fois Henry Kissinger, je lui ai demandé si la meilleure qualité pour un homme d’État était l’intelligence. Il m’a répondu que ce n’était pas l’intelligence, mais le caractère. Avec le caractère, vous avez du courage et avec le courage, vous prenez des décisions. En 2005 je déjeunais avec Marc Fumarolli, une des personnes qui m’a le plus impressionné par son érudition, il m’a dit : « Va arriver le règne de l’aphète. Vous savez ce qu’est un aphète ?  Le contraire d’un prophète ». Ceux qui racontent après un évènement ce qu’il aurait fallu faire.

Les gens qui jouent le tiercé de la veille, nous les avons aussi dans la musique. Lorsqu’à la télévision, le 16 mars 1981, avec Alain Duhamel, vous parlez de la peine de mort à François Mitterrand, vous lui permettez de gagner sa stature d’homme d’État, en démontrant qu’il pouvait s’élever au-dessus des sondages.
La plupart des types autour de lui pensaient qu’on avait voulu le piéger, alors que la question était dans l’actualité du moment. Ils nous ont promis la pendaison, et vont y arriver pendant quelques temps, ils ne comprenaient pas ce que ça allait lui apporter à long terme. Lui l’avait très bien saisi, allant jusqu’à choisir cette date anniversaire pour déjeuner avec moi, et Robert Badinter a écrit que c’est cette émission qui a rendu l’abolition possible

Quels sont les sujets qui vous intéressent aujourd’hui ?
Il y en a tellement… Par exemple l’espace, les satellites à différentes orbites, d’observation, de communication, militaires. Là-haut c’est la jungle, il n’y a pas de règles depuis 1967. En 2018, Emmanuel Macron a créé un commandement interarmée de l’espace et nommé à sa tête un général, Michel Friedling. Je l’ai interrogé, lorsqu’il raconte l’espace, c’est extraordinaire. Les prochaines guerres seront à la fois conventionnelles, en surface, comme actuellement en Ukraine, mais aussi sous-marines, avec des drones et des robots qui peuvent être armés, avec la fibre dans les profondeurs, la connexion entre le sous-marin, qui a l’arme atomique, et l’espace. Je suis allé à Euronaval en octobre, Sébastien Lecornu aussi, c’était le seul ministre. S’il y avait eu des moutons et des vaches, comme au salon de l’Agriculture il y a quelques jours, ils auraient tous défilé. Ils ne se rendent pas compte que les tensions internationales passeront par là. Il y a d’autres sujets qui me passionnent : en finir avec l’esclavage ; aider les femmes en Iran comme en Afghanistan ; réfléchir à la façon dont nous pouvons nous adapter à un monde multipolaire, qui n’est plus sous la domination de l’Occident. Les gens sont choqués parce qu’il y a la Chine, l’Afrique, on n’est plus seuls. Qui va pousser à la coexistence entre les États-Unis, l’Occident et la Chine, plutôt qu’à la confrontation ? Où est l’Europe dans le dialogue entre Biden et Moscou ?

Vous le dites au président Macron, quand vous dînez avec lui en octobre dernier ?
Il n’a pas besoin de moi pour savoir ces choses !

Comment trouvez-vous qu’il manœuvre avec le conflit en Ukraine ? Il énonce des choses justes, mais la diplomatie ce n’est pas communiquer, réfléchir à voix haute et dire en public  ce qu’on pense, comme pour le fait de ne pas humilier la Russie, c’est agir…
Il ne veut pas la victoire de Poutine, il donne des armes à l’Ukraine, mais il montre bien qu’un jour ou l’autre, il faudra discuter. Ce qui me frappe, c’est que personne n’évoque les conséquences du conflit sur l’inflation et les finances publiques en France, le coût des boucliers tarifaires, pour l’énergie, les bouchers, les boulangers. Ça ne signifie pas, évidemment, qu’il faut céder pour des tomates, je suis contre l’esprit de Munich. Je suis peut-être trop influencé par de Gaulle, je l’ai vu s’adresser à Lyndon B. Johnson, le président des États-Unis, à Phnom Penh en 1966, et lui dire : « La France est votre alliée, elle l’a été en toutes circonstances, mais là, on vous dit arrêtez la guerre du Vietnam, trouvez une solution politique ». Actuellement il n’y a aucune voix qui peut s’élever. Quand Macron, timidement, dit quelque chose en ce sens, il reçoit de telles beignes qu’il est obligé de nuancer.

Quand on fait la guerre, il faut savoir réussir la paix. C’est lamentable que soixante ans après les accords d’Evian, existe encore une telle hostilité entre l’Algérie et la France. On parle du retour de la guerre froide, historiquement c’est une guerre que se livraient Américains et Soviétiques chez les autres, en Europe, en Afrique, en Amérique du Sud. La guerre par procuration, c’est exactement ce qu’on voit aujourd’hui, au détriment des Ukrainiens en premier lieu.
Comme disait l’autre, « formidable, mourrez pour nous ».

Mon père disait « armons-nous et partez ».
C’est ça.

« TOUTE GUERRE SE TERMINE PAR LA PAIX. QUE QUELQUES-UNS Y PENSENT. »

 

Dès qu’il y aura la paix, quelle qu’elle soit, on pensera « tout ça pour ça », tant les acquis paraitront dérisoires face à leur coût humain, c’est une sorte de pyramide de Ponzi humaine qu’on a du mal à arrêter.
Vous y croyez, quand on prétend qu’il n’y aura pas de négociations tant que Poutine est au pouvoir ? On fait quoi, s’il reste quatre ou cinq ans ? Ce n’est pas moi qui souffre l’hiver, qui vit dans une cave sans soins, sans alimentation, sans eau, ni hygiène. Toute guerre se termine par la paix, il faudrait que quelques-uns y pensent. Ceux qui racontent le contraire et tablent sur une victoire unilatérale d’un camp ou l’autre sont des menteurs et des criminels, car cela retarde le jour où les parties pourront discuter. Pendant ce temps, il y a des hommes et des femmes qui s’entretuent, 200 000 par ici, 100 000 par là, ça fait pas mal de monde, à deux heures de Paris.

Un conseil politique ?
Il y a une phrase de Chateaubriand, qui s’adresse à tous ceux qui ont la prétention de dominer la planète et qui se croient éternels : « Hommes qui aimez la gloire, soignez votre tombeau, couchez-vous-y bien, tâchez d’y faire bonne figure, car vous y resterez ». Dans la politique, comme dans l’interview, il y a trois « S » : le suspense, la surprise, et le silence. La force du silence, je l’ai découverte pendant mes interviews, particulièrement celles qui concernent la littérature. Il permet de sortir la vérité. Quand un invité vient témoigner d’une erreur, qu’il est au bord des larmes, vous pouvez vous taire et le voir à ce moment-là s’exprimer. La surprise, c’est quand on ouvre la radio à huit heures, et que Mitterrand est à Sarajevo. Ou c’est Biden qui arrive à Kiev. Le suspense, c’est quand on ne sait pas ce que le Président va dire, au lieu de laisser entendre par petits bruits ce qu’il va exprimer. Quand on annonçait « demain à 20 heures le président Mitterrand va parler », on ne savait pas de quoi il serait question. Lorsqu’on apprend aujourd’hui, huit jours à l’avance, que le Président va intervenir dans les journaux télévisés, nous, la presse, que faisons-nous ? On va demander à l’Élysée la date et les thèmes qu’il va aborder. Et quand il parle, il n’a rien dit de nouveau, puisqu’on l’a déjà traité.

… et pour les jeunes lecteurs de Technikart (pour moi c’est trop tard, hélas) ?
Je n’ai jamais pu me contenter de moi-même, je me suis nourri des rencontres, du hasard, des livres, ça m’a renforcé. Est-ce qu’un type comme moi, adolescent dans des milieux pauvres en Algérie, pouvait imaginer qu’il allait devenir journaliste ? La ténacité, la curiosité c’est important. « Au fond de ta défaite et de ton échec, il y a ta victoire », dit le Mahâbhârata. Quand j’ai rencontré ma femme, Nicole Avril, je lui ai fait signe, elle est descendue du bus, il faut savoir descendre du bus. Shimon Perès disait aux jeunes « soyez prudents, osez ». La prudence, aujourd’hui, c’est l’audace. Les rêves inespérés, vous pourrez peut-être les réussir.

Jean-Pierre Elkabbach, Les Rives de la mémoire (en collaboration avec Martin Veber, Bouquins, 462 pages 22€)


Entretien Bertrand Burgalat
Photos Florian Thévenard