« IL FAUT SAVOIR SE METTRE EN RETRAIT… »

Le « Baron noir » de la Mitterrandie a passé le plus clair de sa carrière à oeuvrer dans l’ombre, ancien numéro deux de Hollande, celui qui a refusé d’être le ministre de l’Intérieur de Sarkozy a accepté de filer ses meilleurs combines à Tech.

JULIEN DRAY, LE BARON NOIR

En 90, on vous appelait le Baron Noir, on vous prête la paternité des premières grognes lycéennes de la même époque et plus récemment vous avez appris les ficelles de la politique à Macron… Quelles sont, selon vous, les qualités d’un bon numéro 2 ?
Julien Dray : Des qualités que l’on pourrait demander à n’importe quel responsable politique : avoir une clarté dans ses prises de position, une fidélité dans ses engagements, une loyauté à l’égard de tous ceux qu’il est censé représenter et défendre. Clarté, fidélité, loyauté, voilà les valeurs d’un bon numéro deux !

Et la vision, l’intuition, dans tout ça ?
L’intuition on appelle ça le sens politique, c’est à dire comprendre le ou les évènements, anticiper, ne pas s’engager trop vite sans avoir prévu les conséquences de ses propres engagements ou de ses prises de parole. Le numéro 2, même si c’est un titre compliqué, doit davantage prendre en compte les règles du collectif. Ce n’est pas lui qui parle.

Notre époque accorde-t-elle plus de sympathie pour les numéros 2 que pour les numéros 1 ?
Ça fait très longtemps que la France préfère Poulidor à Anquetil !

Qu’avons-nous contre les numéros 1 en France ?
Aujourd’hui, le numéro 1 est forcément celui qui est surexposé. Pourquoi ? Parce que vous êtes connecté 24h sur 24, on est dans un monde où la réactivité est immédiate, sans distance avec les événements. Avant, il y avait une sorte de répartition des rôles, avec un personnage plus en avant et un autre plus en retrait, il y avait une solennité dans l’intervention du numéro 1 et une continuité dans l’intervention du numéro 2. On peut dire que c’est plus compliqué aujourd’hui à cause de l’exigence de réactivité immédiate, mais c’est surtout une organisation du travail dans une équipe.

Les numéros 2 ont-ils plus de marge pour œuvrer dans l’ombre ?
Non, ce n’est pas forcément le rôle du numéro 2. Dans une équipe, il y a toujours une part d’action qui est protégée des regards. Parfois, pour pouvoir agir, il faut discuter sans que ce soit immédiatement public, prendre le temps, pouvoir dialoguer sans pression, préparer des choses, dans l’action, qui n’ont pas forcément vocation à être rendues publiques dans la minute qui suit.

Les bons numéros 2 sont davantage dans l’action, et les numéros un dans la représentation, c’est ça ?
A chaque situation, chaque équipe, correspondent des descriptions particulières. Il y a parfois des numéros 1 qui ne font que de la représentation, qui ne sont que l’expression de choses qui se passent en arrière-plan… Le vrai pouvoir, les vraies décisions, ne se prennent pas forcément sous leur autorité directe. Il y a beaucoup de gens qui apprennent sous le statut de numéro 2, et qui sont amenés, soit par ambition, soit par des circonstances particulières, à devenir le principal responsable. Tous les cas de figure sont possibles !

Quel regard portez-vous sur le ministère de l’Intérieur, où le numéro 2 Laurent Nuñez semble mieux qualifié pour le job que le numéro 1, Christophe Castaner ?
C’est l’équilibre interne, il y a toujours eu un ministre de l’Intérieur assumant la plénitude des pouvoirs, et des ministres sous sa tutelle… Il n’assume en effet qu’une part de sa responsabilité. C’est le cas avec Castaner et Nuñez…

Comment faire pour que les numéros 2 les plus performants passent numéro 1 ?
Le nombre de cas de figure possible est considérable. Vous avez des gens qui œuvrent discrètement à prendre la place du chef, ça a existé on l’a vu. Après vous avez des gens fidèles qui se retrouvent obligés de prendre les responsabilités parce que le numéro 1 a démissionné, abandonné, ou parce qu’il veut passer la main. Il n’y a pas de manivelle là-dessus.

« IL Y A PARFOIS DES NUMÉROS 1 QUI NE FONT QUE DE LA REPRÉSENTATION »

Et que penser de ces armées de numéros 2 qui permettent de diluer toute responsabilité ?
Il y a des formations politiques qui affichent des numéros 2, d’autres ne les affichent pas, d’un côté ça ne veut pas dire qu’il n’y en a pas, de l’autre ça ne veut pas dire que les numéros 2 le sont vraiment.

A quel point l’excès de communication en politique dessert les idées ?
A certains moments il faut en faire parce qu’il y a un message très important à faire passer. Dans ces situations-là, l’omniprésence médiatique est nécessaire. A d’autres moments, il faut savoir se mettre en retrait. Il y a des gens qui ne peuvent pas vivre sans qu’on parle d’eux, en général ça se voit vite et ils n’ont souvent rien à dire, ça se voit vite aussi, et ils finissent par agacer.

Que faudrait-il faire pour rétablir des structures de gouvernance avec des postes et des responsabilités établies et claires ?
Celui qui est amené à être en première ligne, sa capacité première c’est de faire confiance à son équipe, de la responsabiliser, de l’associer à la décision, de l’écouter. Il ne doit pas s’effacer devant ses équipes, mais une confiance totale doit régner. On ne doit pas avoir le sentiment qu’il y a un jeu de chaises musicales.

La courte durée de vie des ministres est inquiétante, non ?
Le problème, c’est qu’on a un gouvernement qui a été fabriqué avec des gens qui ont des qualités personnelles importantes, des expériences personnelles importantes, mais on a sous-estimé l’expérience politique. On a d’ailleurs un peu brancardé en parlant modernité, jeunesse, etc. Or l’expérience est un mot important, c’est un savoir- faire, ce n’est pas une paralysie. Contrairement à ce qu’on a pu penser ces trois ou quatre dernières années, l’expérience est utile… Mais aujourd’hui, le monde politique est fragilisé à cause de tous ces orages médiatiques, parce que la tentation est toujours de couper la branche.

Mais que faire de ces ministres qui ont l’air parfois de ne pas maîtriser leur sujet ?
On est entré dans un moment particulier, on a cru que la régénérescence du monde politique passerait pas l’injection de têtes nouvelles, on a cru que c’était facile de faire de la politique et d’être un porte-parole politique. On découvre au contraire que ce n’est pas si facile que ça.

Qui définiriez-vous comme le numéro 2 de Macron ?
On ne peut pas dire qu’il y ait de numéro 2, il y a un personnage, c’est le Président de la République, qui est élu au suffrage universel. Dans un gouvernement, c’est différent, il y a une équipe. Le Premier ministre est le numéro 1, après il y a le numéro 2, à qui l’on donne le titre de ministre d’Etat. C’est plus facile de dire qui est le numéro 2 du gouvernement que de dire qui est le numéro 2 de l’ensemble institutionnel, ce n’est pas la même chose. Le Premier ministre tient sa légitimité de la désignation par le Président de la République, ça ne peut pas être son numéro 2. le Président de la République, par définition, n’a pas de numéro 2. Si le Président décède, ce n’est pas le Premier ministre qui lui succède mais le président du Sénat… Alors que par principe le numéro 2 est celui qui est amené à prendre la place du numéro 1 s’il tombe.

Quels sont vos conseils pour survivre en politique aujourd’hui ?
Le problème n’est pas de survivre, on n’est pas là pour survivre – on n’est pas dans un jeu de la mort. Il faut prendre de la distance avec les évènements, avoir de la maturité, de l’expérience, et il faut considérer que cette maturité, cette expérience vont permettre de prendre cette distance, de ne pas se précipiter. Aujourd’hui, on a tous tendance à sur-réagir aux évènements.

Est-ce que les mécanismes de pouvoir évoluent réellement ?
Il y a deux choses : dans la pratique institutionnelle il y a le caractère des individus qui joue. Certains jouent collectif, d’autres sont plus jupitériens, mais on a un système institutionnel qui n’a que peu bougé jusqu’à maintenant, qui est assez figé depuis la naissance de la Vème République.

Le schéma de la personne charismatique élevée au rang de numéro 1 n’est-il pas l’ennemi du progrès ?
Le problème est de savoir comment on exerce le pouvoir politique, quelle vertu on attribue à ce pouvoir politique en fonction de la conception de l’exercice du pouvoir. Moi, j’appartiens à une famille politique qui a normalement pour vocation de mettre le collectif en premier. Ma famille, socialiste, a dans son ADN qu’il n’y a ni sauveur, ni général, ni être suprême, c’est notre conception de la gauche. D’autre familles politiques n’ont pas cette expression-là, et pensent qu’il doit y avoir un chef, et que ce chef doit assumer les responsabilités. Le principe de la gauche c’est que la délibération collective, le respect, l’égalité, ce sont des valeurs cardinales. Normalement.

 

C’est toujours moi qui fais le sale boulot, par les journalistes Marie Bordet et Laurent Télo, Fayard, paru le 28 août 2019, 19 €.

Par Jean-Baptiste Chiara