FRANCIS KURKDJIAN « EXPÉRIMENTEZ AVANT DE VOUS CASER…*»

Francis Kurkdjian

*AVEC VOTRE PARFUM !

Voilà dix ans que ce créateur prolixe (Le Mâle de JPG, c’était lui, mais aussi Rumeur de Lanvin, Eau noire de Dior…), s’est lancé en solo avec Maison Francis Kurkdjian. Visite guidée de son « vestiaire olfactif »…

Vous créez votre premier parfum – Le Mâle pour Jean Paul Gaultier – alors que vous êtes encore vingtenaire. À quel moment découvre-t-on que l’on est « nez » ? 
Francis Kurkdjian : Ça s’apprend, ça se cultive et ça se développe. Ce n’est pas parce qu’on reconnaît les parfums dans la rue que l’on est un bon nez. Déjà, ne pas confondre la création avec l’organe…

Et comment se sont passés vos propres débuts ?
J’ai une carrière qui n’est pas représentative de la réalité. C’est ce que j’ai dit aux étudiants que j’ai formés à l’École de parfumerie : que je n’étais pas un modèle à suivre parce que j’ai eu mon premier succès à 23 ans, en sortant de l’école. Le Mâle (premier parfum masculin de Jean Paul Gaultier, ndlr) a été un succès mondial. Donc mon parcours est atypique.

Quelle serait une trajectoire plus typique ?
Vous avez des parcours grâce à la filiation, la transmission de père en fils, de mère en fille, etc., qui est une réalité du métier – d’autant plus qu’avant, les écoles n’étaient pas vraiment ouvertes au grand public. Il faut ensuite avoir un bon nez.

Comment le savoir ?
Alors… ce n’est pas parce que vous admirez des fleurs que vous pouvez prétendre à créer (rires) ! C’est un peu comme un photographe. Vous avez un iPhone avec un appareil photo, mais ça ne fait pas de vous un grand photographe.

Aujourd’hui, le parfum est-il complètement internationalisé ? Quand vous travaillez pour Burberry par exemple (pour My Burberry en 2014 et Mr Burberry deux ans plus tard, ndlr), veulent-ils des senteurs qui seraient typiquement « british » ?
N’oublions pas qu’un grand parfum, est un parfum qui va avoir du succès de manière universelle. L’erreur est de penser qu’on va cibler un pays en particulier.

Se dire que tel parfum doit être un « hit » en Asie ?
Tout à fait. En général, ce ne sont pas les parfums qui ont le plus grand succès. On cherche tellement à les formater qu’on leur retire une part – invisible – de création. Ce qui fait que le résultat est un peu « délavé ». Je n’ai rien contre le marketing mais… il ne faut pas le pousser à l’extrême, mais plutôt le concilier avec la création.

Et votre vision du secteur en ce début de 21ème siècle ?
Sur certains aspects, la parfumerie d’aujourd’hui est héréditaire de celle du 17ème siècle – mais avec un essor créatif incomparable grâce à la découverte de nouvelles molécules. La chimie de synthèse ou naturelle a permis aux parfumeurs de s’exprimer sur de nouveaux registres olfactifs techniquement impossible à atteindre auparavant ou alors parce que la société a changé.

Un exemple ?
Une des tendances du moment est le parfum unisexe voire gender fluid. C’est ce que j’ai exprimé dans le duo Gentle Fluidity que j’ai composé. Personnellement, je ne suis pas fan de l’idée d’un parfum unisexe, je préfère d’ailleurs le terme de mixte. Pour moi un parfum est forcément sensuel et quand on parle de parfum unisexe, j’ai un peu l’impression qu’on retire ce pouvoir d’attraction sensuelle de l’odeur. Mon pari a été de composer deux fragrances avec exactement les mêmes ingrédients et de travailler la matière pour faire miroir à l’idée de la fluidité du genre. Une expression féminine et masculine dans deux compositions, libre ensuite à mon client de choisir le parfum qui lui ressemble, sans « étiquette marketing ». Car aujourd’hui encore, peu d’hommes diront porter un parfum pour femmes, parce qu’il y aurait une remise en cause de sa masculinité, alors que l’inverse n’est pas vrai.

En 2004, vous vous êtes amusé à reconstituer le parfum de Marie-Antoinette. En ce moment, faites-vous des recherches sur les parfums d’autres personnalités historiques ?
C’est drôle, je suis justement en train de travailler autour du personnage de Diane de Poitiers. Je fais des recherches sur ce qu’elle a pu porter à partir d’écrits. Après, j’ai compilé quelques tendances : Louis XIV, c’était la fleur d’oranger, Louis XV, le musc. Mais bon, je n’ai fait ça que trois fois dans ma vie : Marie-Antoinette, Madame de Pompadour et Diane de Poitiers. Ce n’est pas non plus un toc !

Et sinon, ici à la rédaction, chacun a du mal à se choisir son parfum. Auriez-vous un conseil à nous donner ?
Prenez un peu de temps. La relation avec son parfum, c’est comme les histoires d’amour : il faut expérimenter avant de se caser ! C’est pour cette raison que les échantillons sont faits…

www.franciskurkdjian.com

Par Laurence Rémila
Photo Nathalie Baetens