EN DIRECT D’IBIZA : LE FLASHÉ DU PACHA

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Notre duo a rencontré Toni Riera, le photographe officiel du Pacha et mémoire vivante des nuits d’Ibiza.

Ironie du sort, quand je fais l’interview de Toni Riera, je suis à Ibiza, quand lui n’y est pas. Après quelques tentatives infructueuses de WhatsApp défaillant et d’écran brisé (en ce qui me concerne), je découvre un homme au regard franc et à l’allure douce, tablier de cuisine au torse. Il est dix-sept heures, mais comme Toni vit à Barcelone, je ne m’étonne pas qu’il soit toujours plongé au milieu d’un déjeuner familial. 

Par peur de déranger le photographe, je lui propose de décaler notre rendez-vous. Mais absolument pas, me répond-il en français, avec un large sourire. Et aussi simplement que ça, je me vois presque comme un invité, le type qui arrive sans prévenir, quand les cigarettes sont sorties et que le repas est englouti, mais que l’on fait asseoir à table, dégainant bouteille de pinard et restes à peine tiédis des plats entamés. Notre discussion coule alors facilement. Toni me raconte qu’il a découvert Ibiza quand il était étudiant dans une école hôtelière, se rêvant alors directeur d’un établissement. Il avait connu l’ouverture du premier Pacha, en 1967, à Sitges, sur la côte Catalogne et l’avait photographiée. En 1973, avec l’ouverture du Pacha à Ibiza, il se retrouve à nettoyer les verres et la piste de danse, ce qui était, me dit-il, un super moyen de draguer. 

HIPPIES, LIBERTÉ, FÊTE ET AMOUR

Il découvre la beauté des paysages, la lumière qui coupe et les roches de tabac blond. Il voit les maisons simples, sans électricité et sans eau courante qu’on peut louer pour quelques dollars par mois. Le blanc des murs et le bleu du ciel. Mais, puisque les paradis, depuis toujours, ont plusieurs visages, Toni rencontre surtout les hippies et les autres, ces corps et ces têtes qui viennent se frapper ici de liberté, de fête et d’amour libre. 

Six mois par an à Ibiza, le reste du temps à Barcelone à courir les rues et les cafés, ça en fait, des figures qui fixent l’objectif. Le déclic (pardon) pour qu’il décide d’en faire son métier ? Alors qu’il bosse pour une agence de pub, juste après les premières élections démocratiques d’Espagne, on l’envoie photographier Suarez. Pour capter au mieux le portrait du nouveau président, le jeune photographe grimpe littéralement sur le bureau officiel. Quand il sort, il s’aperçoit qu’on ne lui a rien reproché. Toni en déduit que le pouvoir appartient à ceux qui portent la lanière et font tourner l’objectif. 

À Ibiza, il se lie d’amitié avec celui qu’il appelle M. Pacha, Ricardo Urgell, l’homme qui a monté la boîte de nuit aux cerises légendaires. De fil en aiguille, il en devient le photographe officiel. C’est lui, alors, qui documente les fêtes. En resteront deux livres dont le dernier, sorti pour les quarante ans du club, où l’on croise pas moins de trois-mille visages. 

J’ai été élevé à la culture allemande du club. À l’entrée du Berghain, pendant qu’on fouillait mes poches et souvent mes chaussettes, alors que je priais pour que les videurs ne trouvent rien de ce que je trimbalais, je lisais, comme les autres, le large panneau qui, dans toutes les langues, défend strictement de prendre une photo de l’intérieur de la boite. Je demande à Toni comment il s’y prenait pour avoir l’accord des types qui dansaient là. C’était très simple, me répond-il, tout le monde voulait être dans le bouquin. Pendant une semaine, il campe dans les chiottes. Il surprend les passages – les filles, les garçons, les travestis et les couples posent tout sourire. Il installe ensuite une sorte de mini studio au milieu de la piste de danse. Draps noirs et machine à fumée, les clients du Pacha entrent dans la cabine, dansent, et c’est dans la boîte. Aussi simple, me dit-il, que lorsqu’il forçait la porte des chiottes des clubs punks à New-York et qu’il tombait, appareil au poing, sur tout ce qui pouvait s’y passer, came expressive ou cul à la verticale.  

« SOUS FRANCO, TOUT ÉTAIT INTERDIT MAIS ON FAISAIT TOUT. APRÈS, TOUT A ÉTÉ AUTORISÉ ET ON NE FAISAIT PLUS RIEN. »

 

Au début des années 1980, les immenses boîtes de nuit de l’île étaient toutes entièrement ouvertes. Il y avait une grande piscine au Pacha où tout le monde se baignait à poil. Une des parois de la piscine était en verre, offrant le spectacle qu’on imagine. Ce n’était pas rare alors que les nageurs, en sortant, continuent à danser nus sur la piste. En résumé, Toni me dit que jusque dans les années 2000 et l’arrivée des DJ superstar, c’était les fêtards qui faisaient le show, pas les gogos ou les DJ. En découlait alors une liberté bien plus large. Avec l’organisation du spectacle, les fêtards se font plus pudiques, plus réservés. Comme le résume Ricardo, le fondateur du Pacha : « Sous Franco, tout était interdit mais on faisait tout. Après, tout a été autorisé et on ne faisait plus rien. »  

À partir du milieu des années 1980, avec l’arrivée des drogues synthétiques, l’île accueillait aussi bon nombre de rave pirates et bien organisées. Toni se souvient avec nostalgie de ces fêtes, 300 personnes qui dansent devant la mer pendant trois jours, avec des tentes pour descendre un moment, et d’autres où pionçaient les enfants. Alors, bien sûr, la fête, à Ibiza, ce n’est plus vraiment la même limonade. Toni regrette l’époque où le mélange social allait de soi. Comment, avec une entrée à 80 euros, me dit-il, pourrait-il encore en être la même chose ? Il avoue d’ailleurs ne plus venir sur l’île l’été, préférant les mois de septembre ou d’octobre, quand le soleil est plus doux, quand ses amis aussi, ont cessé de louer leurs maisons aux touristes et reviennent chez eux. Le groupe Pacha a d’ailleurs été vendu il y a quelques années pour 350 millions de dollars. La fête en franchise, les grosses bagnoles, les yachts et les touristes qui vont avec. Les vieux se sont peut-être calmés ou alors ils se font plus planqués, plus discrets. 

Toni a tout vu, alors il est toujours jeune. Remis de six mois à l’hôpital avant l’été, il fume sa clope quotidienne avant de finir sur cette phrase-là : « J’ai plein d’amis de mon âge qui ne sont pas morts ». Non, Toni Riera n’est pas mort, sa liberté et son île non plus.  

 

Par Oscar Coop-Phane
Photo Sonia Sieff