BEYONCÉ, BATGIRL… : PLACE À L’ŒUVRE LIQUIDE

BEYONCE

Beyoncé modifie les paroles de son tube « Heated » au lendemain de sa sortie, Warner annule Batgirl. Deux événements qui remettent en question la notion d’œuvre d’art et redéfinissent le statut de l’artiste.

Au cœur de l’été, Beyoncé a modifié le texte du morceau « Heated » sorti quelques jours plus tôt. Elle en a supprimé le mot « Spaz », insulte peu-usitée qui fait référence à « la diplégie spastique », une forme de paralysie cérébrale infantile. Devant le tollé des associations de prise en charge de ces malades, la chanteuse Lizzo avait fait de même quelques mois plus tôt. De la liberté d’expression, il n’est même pas question dans les médias américains dès lors qu’un artiste blesse une communauté.

Si jamais vous aviez déjà acheté ce morceau via les plateformes, le mot va disparaître automatiquement de la version que vous possédez. En 1998, Michel Houellebecq avait été traîné devant les tribunaux par le proprio de L’Espace du possible qui n’aimait pas la manière dont l’écrivain évoquait son camping post-hippie dans Les Particules élémentaires. Le nom du lieu avait dû être changé dans les éditions suivantes, mais il restait quelques exemplaires du premier tirage. Idem avec la première trilogie Star Wars dont certains chanceux possèdent l’édition VHS d’avant que George Lucas y ajoute des effets spéciaux moches (1000 € sur eBay). On pense à 1984 d’Orwell : « Qui contrôle le passé, contrôle le futur. » Mais c’est un peu disproportionné. L’Amérique n’a pas effacé des pans entiers de son histoire, sa star numéro un a seulement changé un mot dans un morceau mineur.

EN 1970, LET IT BE ÉTAIT PLUS L’ŒUVRE DU PRODUCTEUR PHIL SPECTOR QUE DES BEATLES, QUI NE SE PARLAIENT DÉJÀ PLUS À SA SORTIE.

 

Toujours cet été, la sortie de Batgirl, film ayant coûté 90 millions de dollars, a été annulée par Warner. Il ne correspond plus à la stratégie du groupe et lui permet de provisionner une perte et donc de payer moins d’impôts. La multinationale se déclare pourtant prête à retravailler avec les réalisateurs belges Adil El Arbi et Bilall Fallah (eux sont plus circonspects).

DÉMATÉRIALISATION DES ŒUVRES

Ces deux histoires remettent en cause une notion cardinale : l’intégrité de l’œuvre. Mais n’était-ce pas déjà une vieille lune ? Il n’est pas certain que Louis-Ferdinand Céline aimerait la version de Guerre qui vient d’être publiée et qu’il n’avait pu réviser. De même, les studios de cinéma font de multiples versions d’un même film en fonction des projections test. Et sortent ensuite des « Director’s Cut » qui disent par l’absurde la plasticité de ces longs-métrages. En musique, bien avant que le digital embrouille la donne, l’album Let It Be (1970) était plus l’œuvre du producteur Phil Spector qui en a assuré la réalisation, que des Beatles qui ne se parlaient déjà plus à sa sortie.

Aujourd’hui, la culture du remix se combine à la dématérialisation des œuvres et au pouvoir du public incarné par les réseaux sociaux. L’artiste n’est plus que le maillon d’une chaîne bien plus longue. Comme il l’était d’ailleurs dans les cathédrales du Moyen Âge et les ateliers de la Renaissance. On assiste à la fin d’un arc de la modernité qui allait de la vision de l’artiste comme voyant, promue par les romantiques, à la politique de l’auteur, défendue par Les Cahiers du cinéma. La prochaine fois que l’on vous demandera ce que vous pensez d’un morceau de Beyoncé, vous devrez répondre : « Attends, il faut que j’écoute la version du jour. »

 

Par Jaques Braunstein