ARIELLE DOMBASLE, RÉALISATRICE BALZACO-POP : « MOI, UNE EXCENTRIQUE ? JE SUIS CONCENTRIQUE AU CONTRAIRE »

Arielle Dombasle Technikart

Cinq ans après le déjanté Alien Crystal Palace, elle remet sa casquette de réalisatrice et sort Les Secrets de la princesse de Cadignan, une adaptation de Balzac. Un film plus sage ? Oui et non, car avec Arielle Dombasle, rien n’est jamais tout à fait conventionnel…

Balzac n’a décidément pas dit son dernier mot. Il continue d’influencer la littérature contemporaine, et son aura se retrouve aussi dans les salles de cinéma. En 2021, Illusions perdues de Xavier Giannoli était un des meilleurs films de l’année. C’est le même scénariste, Jacques Fieschi, qui s’est chargé de l’adaptation des Secrets de la princesse de Cadignan. Derrière la caméra cette fois-ci ? Arielle Dombasle. Elle a tourné une partie du film à Champ-de-Bataille, le somptueux château normand de Jacques Garcia. Pour un résultat à l’image du cadre : imprévisible et baroque.

La dernière fois que nous avions interviewé Arielle c’était en 2020, à l’occasion de la sortie d’Empire, son album enregistré avec Nicolas Ker. Nicolas n’est plus de ce monde, mais on retrouve dans Les Secrets de la princesse de Cadignan de nombreux proches d’Arielle : Julie Depardieu, Olivier Py, Vincent Darré ou Michel Fau, excellent dans le rôle de Balzac. Femme d’habitudes, Arielle nous reçoit au bar de La Réserve – où elle ne carbure pas au café, comme Balzac ; mais au thé, comme toujours.

Pourquoi avoir choisi d’adapter Les Secrets de la princesse de Cadignan, qui est un livre plutôt méconnu de Balzac ?
Arielle Dombasle : On lit toujours les mêmes choses de Balzac : La Peau de chagrin, Le Père Goriot, La Cousine Bette, etc. En vérité je n’ai longtemps eu qu’une piètre idée de Balzac, il ne m’attirait pas particulièrement, puis j’ai commencé à le lire vraiment. Comme disait Baudelaire, Balzac est un savant, un grand homme dans toute la force du terme et le seul dont la méthode vaille la peine d’être étudiée. Il est rare, un génie de l’observation, de l’invention romanesque, avec notamment ses héros qui vont et viennent dans toute La Comédie humaine – c’est unique. Son étude des mœurs est phénoménale, en particulier son analyse de l’intériorité du « féminin ». Il est le premier à se pencher à ce point sur la psychologie des femmes, souvent ces aristocrates lettrées et fines, ces femmes issues de l’Ancien Régime qui sous la Restauration voient arriver la bourgeoisie d’argent, qui éclatera sous la monarchie de Juillet. La princesse de Cadignan en est une ! Elle est appauvrie par les Trois Glorieuses, son mari la quitte pour suivre Charles X, voilà que cette grande dame, cette « éblouissante », se retrouve seule, ruinée, déchue, dans un petit hôtel particulier de la rue de Miromesnil. Balzac la peint avec beaucoup d’acuité et de tendresse.

Arielle Dombasle Technikart
LA CRÈME DE LA CRÈME_
Elle a été actrice pour Houellebecq et a joué dans une adaptation de Proust. Aujourd’hui, elle adapte elle-même Balzac. La crème des lettres.


« J’AI TOUJOURS BEAUCOUP AIMÉ LES DIFFÉRENCES D’ÂGE DANS LE COUPLE. »

 

Au cinéma, Balzac a récemment été remis au goût du jour par Illusions perdues de Xavier Giannoli. Ce film vous a inspirée ?
C’était réussi, surtout dans son évocation de la censure impérative, trop dure, qui, du reste, allait mener à la chute de Charles X. Le fait est que c’est le brillant Jacques Fieschi, co-scénariste du film de Giannoli, qui m’a fait découvrir le personnage de la princesse de Cadignan, en me disant que c’était fait pour moi. Nous avons commencé à travailler sur cette adaptation. Jacques, qui a écrit pour Sautet et Pialat, qui est quelqu’un de si rare, s’est donc chargé d’en écrire l’adaptation, le script du film. Quand on est allés voir les chaînes avec notre projet, Jacques n’avait pas encore reçu son César pour l’adaptation d’Illusions perdues – on nous a répondu qu’un film en costumes coûtait cher, que les Français n’en voulaient plus, blablabla. Une fois qu’il a eu le César, les portes se sont ouvertes ! C’est aussi idiot que ça : un César change la donne.

Voyez-vous la princesse de la Cadignan comme une femme forte et libérée ou comme une femme mélancolique et blessée ?
Elle a tout pour être la parfaite victime : objet d’un mariage forcé, la condition féminine usuelle de l’époque, mais de plus, mariée au prince de Cadignan, qui était l’amant de sa mère. C’était un mariage « arrangé » pour que sa mère ait son amant à portée de main. Elle n’a jamais été aimée par son mari, qui n’aimait que sa mère ! Ce qui me plaît chez elle c’est sa force de libération, la manière dont elle combat avec ses propres armes. Les femmes n’avaient aucun droit à l’époque ! Elle n’a pas accès à la politique non plus et, sous la Restauration, il est encore rare que des femmes publient, même si ça frémit. La princesse de Cadignan va utiliser les hommes comme les hommes ont utilisé les femmes pendant des siècles. Elle va les instrumentaliser. C’est une séductrice hors-pair, une collectionneuse diabolique sous ses airs angéliques. J’aime l’attachement qu’a Balzac pour ce personnage redoutable, cette femme ruinée qui, au bord de la vieillesse, reste une briseuse de cœurs et croit néanmoins toujours à la mystique de l’amour.

Très jeune, Balzac a été l’amant de Laure de Berny, qui avait alors deux fois son âge. Aimer une femme plus âgée, est-ce pour un jeune homme le meilleur moyen de comprendre quelque chose au mystère féminin ?
Oh, sûrement, c’est probablement très formateur, bien sûr. On voit que Balzac est si savant dès La Physiologie du mariage, qu’il publie très jeune. Quelle observation, quelle lucidité et quels portraits des mœurs de l’époque. L’infidélité féminine, de tous temps, reste le grand tabou, à cause, en partie, de la généalogie : les femmes doivent rester fidèles pour être sûres de transmettre l’essence de l’être même… son sang ! Quant aux femmes plus âgées que leurs partenaires, j’ai toujours beaucoup aimé les différences d’âge dans le couple, et Balzac est bouleversant dans ses propres histoires d’amour.

La princesse de Cadignan a une confidente en la personne de la marquise d’Espard, interprétée par votre amie Julie Depardieu. Ces deux femmes ont-elles une relation de sororité, comme on dit maintenant, ou de rivalité ?
Je ne sais pas ce qu’est la sororité exactement… Dans le livre de Balzac, la princesse est dans un état si lamentable que la marquise vient la voir par « amitié » – risquons le mot nous dit Balzac ! La beauté, l’esprit et la position sociale sont des valeurs indépassables chez les femmes, il devrait donc y avoir une rivalité, mais là les confidences prennent le dessus, c’est la marquise elle-même qui présente à la princesse Daniel d’Arthez, la figure masculine qui va cristalliser son amour.

Votre film précédent, Alien Crystal Palace, était assez psychédélique. Peut-on dire que celui-ci est plus sobre ?
Certainement ! Alien Crystal Palace était un film de genre, gothique, underground ! Rock’n’roll… Et puis il y avait Nicolas (Ker, ndlr). Après ça, on ne peut que faire plus sobre ! Pour autant, Les Secrets de la princesse de Cadignan n’est pas un film historique classique. On avait un petit budget – quinze fois moins que celui du dernier Maïwenn par exemple ! Voulant un film spectaculaire, je devais donc être doublement inventive. Il y a des ballets surprenants, des morceaux d’opéra, de la composition des orchestres qui jouent en live, en plus de la bande-son musicale du film, pour lesquels je ne me suis pas contentée de la musique de l’époque. J’ai travaillé avec les brillants musiciens amis de Pan European, Mike Theis, Luc Rougy… Koudlam, que j’aime tant, a réinterprété un morceau de Rameau en le modernisant, entre le voguing et le hip-hop.

Arielle Dombasle Technikart
CARTES SUR TABLE ?_
Malgré une longue carrière elle reste ambiguë et inclassable – donc intéressante. Elle n’est pas près d’abattre sa dernière carte.

 

« IL FAUT ÊTRE HYPERSENSIBLE ET NON-INSTALLÉ DANS UNE IDENTITÉ FIGÉE. »

 

Ces scènes de voguing m’ont fait penser à Madonna. Est-ce quelqu’un qui vous intéresse ?
Absolument ! J’ai toujours eu une immense admiration pour Madonna, et notamment pour la force de son éternelle contestation, ainsi pour que pour son éternel renouvellement. Elle est hallucinante, c’est une artiste mais aussi une athlète qui fait quatre heures de gym par jour. Une performeuse, une travailleuse ! Et qui en plus a fondé une vie de famille ! Je n’aurais jamais eu le courage d’adopter autant d’enfants ! Elle est inouïe, unique. Aujourd’hui on se moque d’elle, on dit qu’elle est vieille. C’est ce que j’admire aussi chez elle : jeune ou vieille elle est incroyable de créativité et d’affirmation.

Votre film fait aussi penser à Éric Rohmer par moments…
Ah bon ? Jean Douchet disait que Rohmer a inventé le cinéma parlant. Dans mon film on parle en effet, il y a de la conversation, avec cette très belle langue balzacienne – rien n’est inventé, les dialogues sont de Balzac. Jacques est très radical là-dessus… Le grand conseil que m’avait donné Éric, c’est qu’au cinéma il faut savoir tout faire avec rien. Mon film tient de Rohmer au sens où il est ambitieux sur tous les plans, esthétique, justesse des décors, exigence et magnificences multiples, alors que j’avais un petit budget… Mais pour être honnête, parmi les réalisateurs avec lesquels j’ai travaillé en tant qu’actrice, j’ai surtout été influencée par Raoul Ruiz et, étrangement, par Robbe-Grillet aussi, dans la grammaire cinématographique. Plus personne aujourd’hui ne se vante de regarder du Robbe-Grillet (on irait directement en prison !), mais il m’a beaucoup appris en termes de narration d’ellipses, d’appréhension du réel aussi, du romanesque…

Les costumes, le stylisme de votre film sont faits par un de vos amis proches, Vincent Darré. D’Arthez est interprété par Cédric Kahn, qui vous avait fait jouer dans L’Ennui en 1998. On retrouve aussi Michel Fau et Olivier Py. La fidélité est importante pour vous ?
Je suis très fidèle. J’aime savoir qui sont les êtres que je vais modeler – car je demande beaucoup aux acteurs. Et je ne m’entoure que d’êtres polymorphes, inspirants, très artistes, très fulgurants !

Comment entre-t-on dans la bande d’Arielle Dombasle ?
Il faut être hypersensible et non-installé dans une identité figée, il faut être fragile sur tous les plans. J’aime les artistes singuliers, curieux, audacieux, des êtres qui ont de l’allant, de la passion, en un mot – haut les cœurs !

À la fin du film on entend une chanson de Nicolas Ker, disparu il y a deux ans. Quelle place occupe-t-il encore pour vous ?
Nicolas est probablement le personnage le plus nietzschéen que j’ai connu. Le plus rock’n’roll aussi, le plus cultivé (il avait tout lu) et le plus drôle (il était hilarant). Il était démoniaque en même temps, bien qu’avec un cœur d’ange. Un homme tragique, shakespearien, qui frôlait tout le temps la mort avant de ressurgir. C’était un immense chanteur, et je tenais à ce que sa voix soit présente dans Les Secrets de la princesse de Cadignan.

Votre tandem était déconcertant, quand on vous voyait ensemble : il était alcoolique alors que vous ne buvez que du thé ; vous vous voussoyiez, mais lui vous rudoyait…
Il était terrible ! Notre association était tumultueuse, mais l’admiration et l’affection que je lui portais me permettait de dépasser ses côtés invivables. J’ai toujours aimé les gens rares, et lui l’était. C’était l’art pour l’art. Radical !

Retrouverez-vous un jour un tel alter ego artistique ?
Notre collaboration a été comme un voyage interstellaire : je suis entrée dans un cosmos avec Nicolas, maintenant avec Charly Voodoo qui a composé pour moi la chanson « Barbiconic », nous terminons Iconics qui sortira en novembre. C’est un tout autre cosmos. Avec Philippe Katerine, mon partenaire musical précédent, on faisait de grandes salles, des tournées balisées ; avec Nicolas, c’était le super underground, le chaos ! La création artistique vous mène ainsi… d’une galaxie à une autre.

L’excentricité est-elle une valeur à vos yeux ?
On me dit souvent que je suis excentrique alors que je me sens au contraire concentrique. Vraiment ! Les choses pour moi se répondent intérieurement, je fais des choses très différentes mais toutes font sens.

Qu’est-ce qui vous plaît le plus aujourd’hui ? Être chanteuse, actrice ou réalisatrice ?
Pour moi c’est la même chose : quand je tourne un clip, je suis sur la même fréquence que quand je fais un film. Il y a entre les arts comme des transfusions sanguines. La difficulté, quand je suis réalisatrice, est de garder son sang-froid, car c’est le parcours du combattant ! Tout part d’une sorte de rêve surréaliste. Puis vient le saut d’obstacles du financement et de la préproduction : il faut se glisser entre des trous de souris, entendre des âneries et des préjugés de la bouche de technocrates affreux qui n’y connaissent rien. On vous somme de vous expliquer. Des gens découpent votre rêve en tranches pour savoir combien coûtera chaque minute de cinéma. On vit plus que jamais sous le règne des chiffres, je ne suis pas du tout quelqu’un du chiffre, alors il faut savoir ruser et s’adapter. Mais heureusement, il y a eu Canal + qui est venu sur le film, merveilleux, et Anne Holmes de France Télévisions qui ont été partants !

Vous évoluez librement dans ce monde actuel, ou c’est de plus en plus difficile ?
Je me mets toujours dans la position de la débutante, c’est ça qui m’intéresse. Quand on me propose un projet, qu’il soit marginal ou plus commercial, je vois le talent, la passion, et j’y vais, même quand c’est risqué. J’aime l’étrange, l’étranger, le bizarre. Je crois aux miracles des rencontres… Et j’accepte parfois des comédies très grand public parce que je m’y amuse, et que j’aime aussi beaucoup rire.

La dernière en date, c’était Alibi.com 2, de Philippe Lacheau.
Je me suis très bien entendue avec Philippe Lacheau, qui est d’une grande gentillesse et d’une inventivité extraordinaire, notamment dans son agilité technique : il passe d’un support à l’autre, de la GoPro à la Scarlet ou au 35 mm, ou aux drones, tout cela au service de la rigolade, avec cette rigueur que ça exige dans le rythme et le jeu pour que ça fonctionne ! Ça a l’air de rien des gags visuels, alors que ce n’est pas si simple !

C’est une de vos grandes forces : savoir trouver naturellement votre place auprès de Philippe Lacheau comme auprès de Nicolas Ker, alors qu’on ne fait pas plus dissemblables !
J’essaie de m’adapter au monde. Je suis fille de trois cultures : je suis née aux États-Unis, j’ai grandi au Mexique avant d’arriver assez tard en France, en 1976. L’altérité m’est familière. Dans n’importe quel milieu, je m’adapte ou on m’adopte… Je ne sais plus…

Les Secrets de la princesse de Cadignan (sur les écrans le 13 septembre).

 

Entretien Louis-Henri de La Rochefoucauld
Photos Jeanne Pieprzownik

Film Gabrielle Langevin