Alexandre Sap : « Une nouvelle façon de penser nos entreprises. »

Alexandre Sap

IDÉES NON-CONFINÉES

Avec la planète tournant au ralenti, le publicitaire derrière la Maison Dentsu et le label Rupture publie un vibrant plaidoyer pour nous vanter les qualités salvatrices de la « beauté » des oeuvres des Beach Boys ou de Dostoïevski. Explications.

 
Vous nous conseillez de nous tourner vers la beauté afin de « construire un monde meilleur ». Où la trouvez-vous exactement dans votre quotidien ?
Alexandre Sap : La beauté n’appartient qu’à ceux qui la cherchent, c’est à nous de la dénicher elle est partout autour de nous, elle nous ouvre les bras. Elle donne tant et demande si peu d’efforts. Pour répondre précisément à votre question, la beauté m’entoure, j’ai la chance d’avoir 4 métiers : disquaire indépendant, patron de maison de disqueschez Sony, publicitaire chez Dentsu et papa fier de ses filles. C’est ici que je trouve la beauté. Voici mon journal de bord d’une journée en confinement. Je viens de raccrocher avec le designer Pierre Gonalons qui vient de me faire parvenir les plans de notre futur magasin de vinyle situé au cœur de la rue du Vertbois. Nous échangeons sur le chantier, les matériaux, l’esprit que l’on veut donner au lieu mais également sur le monde qui nous entoure et notre responsabilité en tant que diffuseurs de modèles culturels à le rendre meilleur. Puis j’échange en facetime avec notre label manager au sujet de Pab The Kid, nouvelle signature chez Sony. Pab est prolifique et en ces temps de confinement et il nous demande de sortir commercialement deux titres par semaines enregistrés avec le strict minimum, sans mix, ni mastering, il livre ses chansons brutes et sans artifices comme une thérapie contre l’ennui et la solitude… Ensuite je signe mon autorisation pour courir une heure entre la rue Mallet Stevens et le bois de Boulogne. J’ai le privilège de vivre dans un manifeste Architectural unique imaginé dans les années 30 par le fondateur de l’UAM, l’architecte Robert Mallet Stevens. Mon livre de chevet est la biographie de Pierre Chareau. C’est lui qui avait décoré l’hôtel particulier que nous habitons et je me rends compte que nous vivons dans une véritable œuvre d’art.  De retour, j’échange sur une réunion «Microsoft Teams » avec mes amis cofondateurs de la Maison Dentsu pour parler de l’exposition confinée de l’artiste photographe Elina Kechicheva, sous la direction artistique Anissa Touati qui a confié la scénographie à Alice Auboiron et le design sonore à pouvoir magique. Comment faire vivre l’exposition en ces temps de confinement ? Nous envisageons d’imaginer une visite virtuelle en partenariat avec un grand média national. Enfin j’ai pu exhumer quelques vinyles de ma cave et c’est avec beaucoup de tendresse que je re écoute le disque d’une immense star canadienne, Hawksley Workman avec qui j’ai le privilège de travailler. Voici son disque qui est disponible en streaming sur toutes les plateformes. Jacques Séguéla écrivait dans la préface de mon livre La Beauté n’est que la promesse du bonheur : « La beauté est dans l’œil de celui qui la regarde, mais qui regarde l’œil ? » C’est la question posée. Platon y répond en mots, Einstein en chiffres, Baudelaire en rimes, Picasso en pinceaux, Piaf en chansons. et moi j’essaie en émotions.

 
Alexandre Sap

D’après vous, ni les Beach Boys, ni la beauté ne sauveront le monde – qu’est ce qui nous sauvera à votre avis ?
Nous-mêmes !  En ces jours de trouble, de doute et de crainte, il ne nous reste plus qu’à nous tourner vers nos proches puis vers la beauté qui peut y contribuer ; cette beauté qui sauve, celle qui nous libère de nos pulsions mortifères et de nos besoins incessants de dominer, détruire sans regarder derrière soi, consommer à outrance sans voir ce qui est beau à nos fenêtres, dans nos discothèques ou notre bibliothèque. Plus qu’un ciment social, la beauté est la pierre angulaire d’une vie épanouie et harmonieuse, et enfin pour que ça marche,  toutes nos actions doivent être porteuses de sens et d’éthique.

Par vos actions dans la comm’, contribuez-vous vraiment à la « beauté du monde » ?
On s’y efforce tous les jours avec beaucoup d’exigence.  Et je vais répondre à cette question par une autre :  Et si nous instaurions une nouvelle façon de penser, une nouvelle forme organisationnelle dans nos entreprises, afin de remettre l’homme, la création, la beauté et la bonté au centre de toutes nos préoccupations ? Puis remettre du sens et de la substance dans tous ce que nous entreprenons ? Nous sommes des êtres de consommation. Pratiquement tous nos gestes sont dictés par ce principe de vie. Les entreprises le savent et doivent absolument décréter un nouveau pacte avec leurs consommateurs. Elles ont la plus importante des responsabilités envers notre société : elles peuvent décider de faire avancer le monde car elles ont le contact direct avec le public, une puissance incommensurable et, surtout, elles peuvent donner du sens à nos actes d’achat. Décréter la beauté, le bien, au travers de sa production et de son expression, de sa culture d’entreprise, c’est se rapprocher de ce que Hegel explique mieux que personne : la beauté nous fascine parce qu’elle porte du sens. Elle symbolise le sens. Nous touchons avec nos yeux et nos oreilles ce que Hegel appelait la « teneur » des oeuvres, leur teneur en valeur, en conception implicite du monde. Voilà pourquoi les marques, à l’image des grandes familles princières ou des riches marchands de la Renaissance italienne, ont besoin de la beauté : pour affirmer leur pouvoir certes, mais aussi et surtout pour faire vivre le sens, pour développer cette relation si intime avec notre société, démontrer leur sensibilité et leur rapport au monde, leur engagement social, responsable, culturel.

Repousser l’individualisme et aspirer au divin et au transcendantal voudrait-il dire que vous prônez le détachement de tout matérialisme ?
Notre époque, par ces temps de grand troubles, est je crois plus spirituelle que manichéenne. La beauté nous rappelle qu’au fond de nous brûle cette petite flamme de l’envie du vivre-ensemble, de l’amour, du partage. Elle nous sauvera de notre individualisme, nous apprendra à maîtriser puis reprendre le contrôle d’une société qui ne nous ressemble plus et que nous méprisons. En effet, notre période est malheureusement touchée, non seulement par un effondrement à la fois social et économique, mais également par un affaiblissement de l’espérance, par un certain manque de confiance dans les relations humaines, c’est la raison pour laquelle augmentent les signes de résignation, d’agressivité, de désespoir. Qu’est-ce qui peut redonner l’enthousiasme et la confiance, qu’est-ce qui peut encourager l’âme humaine à retrouver le chemin, à lever le regard vers l’horizon, à rêver d’une vie digne de sa vocation sinon la beauté ? Une fonction essentielle de la véritable beauté, en effet, déjà évidente pour Platon, consiste à donner à l’homme une “secousse” salutaire, qui le fait sortir de lui-même, l’arrache à la résignation, au compromis avec le quotidien, le fait souffrir aussi, comme un dard qui blesse, mais précisément ainsi le « réveille », en lui ouvrant à nouveau les yeux du coeur et de l’esprit, en le poussant vers le haut.

Selon vous, il faut profiter de cette période d’isolement pour revaloriser le vivre-ensemble. Vous avez pris quelles résolutions pour l’après-confinement ?
L’expression de Dostoïevski est sans aucun doute hardie et paradoxale, mais elle invite à réfléchir : « L’humanité peut vivre sans la science, elle peut vivre sans pain, mais il n’y a que sans la beauté qu’elle ne pourrait plus vivre, car il n’y aurait plus rien à faire au monde. Tout le secret est là, toute l’histoire est là. » Le peintre Georges Braque lui fait écho : « L’art est fait pour troubler, alors que la science rassure. » La beauté frappe, mais précisément ainsi elle rappelle l’homme à son destin ultime, elle le remet en marche, elle le remplit à nouveau d’espérance, elle lui donne le courage de vivre jusqu’au bout le don unique de l’existence et celui de vivre ensemble. La beauté authentique ouvre le cœur humain à la nostalgie, au désir profond de connaître, d’aimer, d’aller vers l’Autre, vers ce qui est Au-delà de soi. Si nous laissons la beauté nous toucher profondément, nous blesser, nous ouvrir les yeux, alors nous redécouvrons la joie de la vision, de la capacité de saisir le sens profond de notre existence. et cette quête de sens que je recherche.Concrètement, mes résolutions sont de se concentrer sur les hommes plutôt que le profit. Pour notre maison de disque, j’ai décidé d’accorder plus de crédits à la création qu’au marketing. Pour le Rupture Store, nous allons mettre en avant les jeunes talents et les labels indépendants, organiser des rencontres, des lectures, des show cases d’artistes non signés. Enfin dans mon métier de conseil pour les marques, j’ai la conviction qu’aucune grande entreprise ne pourra désormais se construire loin d’une conscience renouvelée, hors-sol et départie d’une mission dans le rééquilibrage vertueux de nos modes de consommation. Nous y travaillerons activement pour l’ensemble de nos clients. 
 
 

Entretien Violaine Epitalon