L’ex-Femen, créatrice des collages contre les féminicides Marguerite Stern, a d’abord été le porte-étendard de la cause des femmes. Aujourd’hui, le nom de cette féministe endurcie suffit à provoquer l’indignation chez ses anciennes camarades. Rencontre avec une militante décriée.
Il doit être aux alentours de 3 heures du matin, un jour d’octobre 2016, lorsqu’une balle de 9 mm traverse la fenêtre de cet appartement du quartier du Panier, à Marseille. Marguerite Stern n’a que le temps d’apercevoir un homme remonter dans une voiture et quitter les lieux. Du haut du premier étage, elle déchiffre la plaque et la note sur un carnet de papier d’Arménie. Pendant de longs mois, elle ne passera devant les fenêtres que le dos voûté. L’ex-Femen, militante féministe et initiatrice des collages contre les féminicides, se souvient. Elle a pris cette attaque « comme une première sommation ». Assise devant nous, pull vert et cheveux auburn, à la terrasse du café Montorgueil (2e), elle nous répond d’une voix douce et posée. La jeune femme de 31 ans a demandé à ce que nous nous installions à l’extérieur. C’est qu’elle n’est pas du genre à rester enfermée, elle qui a fait de la rue son théâtre d’opérations. Parce que des « Je vais te tarter », « je vais te traîner par terre », « je vais te violer », elle en reçoit tous les jours. Et plus seulement de la part des salauds qui traînent en bas de chez elle. Depuis plus de deux ans, certaines femmes s’y mettent aussi. Pourquoi est-elle devenue l’ennemie publique numéro Un d’une certaine frange féministe ?
ATHÉE, INSURGÉE ET ANARCHISTE
Marguerite Stern est née le 24 novembre 1990 à Clermont-Ferrand, d’un père portugais et d’une mère vendéenne, une famille de classe moyenne dans laquelle le militantisme féministe n’est jamais évoqué. Elle reste pudique et discrète sur ses proches dont il ne sera plus question durant le reste de la conversation. Après un cursus littéraire et un bac mention summa cum laude, elle quitte sa ville natale. « J’ai toujours été persuadée que ma vie serait différente ». Très balzacienne, elle se définit comme un « transfuge de classe » et débarque à Paris en fac d’arts plastiques à Paris VIII. Vite lassée – « j’avais déjà lu tous les livres de la bibliothèque de la fac » –, elle part à Bruxelles faire une école d’architecture. « Là-bas, j’ai été frappée par le harcèlement de rue. Ma révolte féministe est venue de là. » Elle rentre à la capitale et s’installe Gare du Nord, comme l’on quitte Charybde pour Scylla : « Je me faisais constamment arrêter dans la rue, alors je tapais des scandales. Un jour, j’en ai eu marre de hurler toute seule. »

Passée de figure de proue à bête noire dans le milieu du féminisme, Marguerite Stern ne compte certainement pas baisser les bras. « Je n’ai plus rien à perdre à part ma santé mentale. »
Femme d’action avant tout, Marguerite Stern se rapproche des Femen (mouvement féministe né en Ukraine en 2008), contacte Inna Shevchenko (représentante du mouvement à l’international) et s’installe dans leur GQ, au Lavoir Moderne dans le quartier de la Goutte d’Or (18e), un squat installé dans un ancien théâtre. Elle gardera toujours un rapport particulier avec ces logements précaires, qu’elle retrouvera plus tard à Clichy, toujours avec les Femen, puis au « Jardin Denfert » (14e), lors de la création de son mouvement de collages contre les féminicides. « C’est un premier pas vers la rue, une façon de reconquérir du terrain, de se réapproprier un lieu que les hommes dominent généralement. »
En 2012, Marguerite Stern procède à sa première action Femen contre Ikea (l’enseigne avait retiré les femmes des pages de son magazine destiné à l’Arabie Saoudite). Athée, insurgée, anarchiste (« à l’époque », rectifie-t-elle pour cette dernière épithète), les arguments du mouvement contre l’industrie du sexe (prostitution, pornographie, etc.), la GPA, les institutions religieuses et toutes formes de dictatures, la séduisent : « Je me sentais appartenir à un groupe ».
SŒURS DE LUTTE
En mai 2013, Marguerite Stern et deux autres Femen sont incarcérées en Tunisie pour avoir manifesté contre l’arrestation d’une militante féministe tunisienne, Amina Sbouï. Elle restera enfermée pendant près d’un mois. « Nous étions 28 dans la cellule. Ces autres femmes purgeaient des peines bien plus longues pour des faits mineurs : avoir fumé un joint, commis un adultère, fait un chèque en blanc. Et puis une… qui avait tué son mari. » On devinerait presque de la nostalgie lorsque Marguerite revient sur l’épisode. Trois années durant, elle enchaîne les manifestations dans les rues, sur les places, seins nus et poing en l’air. Jusqu’à l’attentat terroriste contre Charlie Hebdo (7 janvier 2015), qui ébranle profondément les Femen, et Marguerite, visiblement très émue à leur évocation : « On avait cette proximité de frères et sœurs de lutte. À peine quelques semaines auparavant, Inna et Charb comparaient leurs menaces de mort qui étaient à peu près similaires. J’ai vécu leur mort comme une défaite. »
Marguerite Stern quitte les Femen, le squat et Paris, passe plusieurs mois dans la jungle de Calais – où elle donne des cours de français à de jeunes migrants –, puis débarque à Marseille. Dans les quartiers où elle loge pendant plus de deux ans (Panier, Nord), elle retrouve le harcèlement de rue. Rester passive ? Très peu pour Marguerite, qui décide d’investir à sa manière l’espace public. Elle achète des feuilles A4, de la peinture acrylique noire et, à la tombée de la nuit, un soir de février 2019, sort placarder son premier collage sur les murs d’un bâtiment SNCF : « Depuis mes 13 ans, des hommes commentent mon apparence physique dans la rue ». Un mois plus tard, elle consacre un collage au nom de Julie Douib, une jeune femme corse assassinée par son ex-compagnon alors qu’elle avait déposé plainte à six reprises. « Je retrouvais enfin la forme d’activisme qui m’avait animée chez les Femen ».
Bien décidée à donner de l’ampleur à son mouvement, Marguerite rentre à Paris à l’été 2019, et lance un appel informel. « Je pensais que nous serions 15, nous nous sommes retrouvées à 40 le premier soir. » La machine est lancée ; le mouvement Collages Féminicides monte en intensité et les opérations s’enchaînent. Un mois durant, Marguerite accueille le mouvement chez elle, au squat du Jardin Denfert, achète le matériel, fait le ménage, motive ses équipes, soutient les femmes qui créent des branches dans les villes et les villages français. « C’était une véritable usine. » Épuisée, Marguerite décide de prendre de la distance avec le mouvement et de passer le flambeau : « Il me semblait évident que la protestation contre les féminicides pouvait rassembler de nombreuses femmes, quels que soient leurs désaccords sur d’autres points. »
« PERSONNE À VULVE »
Très vite, après son départ, les thèmes de certains collages s’éloignent du sujet des féminicides : « Des sisters, pas des cisterfs », « Une femme trans est une femme », etc. Aux yeux de Marguerite, les revendications trans prennent une telle ampleur qu’elles en viennent à invisibiliser les problématiques liées aux violences contre les femmes. De son côté, le mouvement des Collages exclut peu à peu toutes celles qu’il considère comme des Terfs (Trans-exclusionary radical feminist). Le 22 janvier 2020, Marguerite Stern publie un long « thread » sur Twitter : « De nombreuses branches n’hésitent pas à faire des collages sur des sujets clivants dans le féminisme, se positionnant clairement du côté intersectionnel, et excluant de fait, les féministes universalistes ».
Le débat fait rage autour de la définition du mot femme, qui, pour les féministes intersectionnelles, se résume à « est femme toute personne qui se sent femme ». Pour Marguerite, « on ne peut pas définir un mot par ce même mot ». Elle pointe du doigt les dérives « orwelliennes » du transactivisme, qui voudrait introduire un nouveau vocabulaire plus inclusif : « Je ne suis pas une « personne à vulve », je suis une femme. Je suis née femme, et avant même ma naissance, dans le ventre de ma mère, j’ai subi des discriminations de ce fait. J’ai subi des choses qu’un homme qui voudrait devenir une femme ne pourra jamais appréhender. »
On lui colle alors l’étiquette « féministe transphobe » sur le front, comme J.K. Rowling ou Dora Moutot (notamment créatrice du compte Instagram T’as joui) avant elle. Elle reçoit des insultes et menaces en tout genre (appel au viol, au meurtre) et violences physiques (elle reçoit un œuf dans la figure en pleine manifestation féministe) et se voit boudée par une majorité des organes de presse, parce que « problématique ». En septembre 2020, elle publie un livre chez Michel Lafon, Héroïnes de la rue. « J’ai contacté les médias un par un, explique son éditrice, Clémence Germain, mais à la sortie du livre, Marguerite faisait des sorties virulentes sur Twitter. Je lui avais conseillé d’espacer ses posts. Elle a refusé, c’était contre ses principes. Résultat, personne n’a accepté d’en parler. » Une déferlante qui dure encore et vaudra à Marguerite Stern un séjour de six semaines en hôpital psychiatrique en décembre dernier. Aujourd’hui, en 2022, la citation de Simone de Beauvoir, « On ne naît pas femme : on le devient », en apparence anodine, revêt une connotation particulièrement trouble. Et devenir une féministe de terrain n’a jamais été aussi délicat.
« Héroïnes de la rue », série de podcasts disponibles sur son site
Par Violaine Epitalon
Photos Alexandre Lasnier