Michel Hazanavicius : « Ça me ferait chier de faire un film sur moi ! »

Film évocateur sur le couple phare de la Nouvelle Vague, Le Redoutable fut un de nos coup de coeur cannois. Anne Wiazemsky l’a adoré, Jean-Luc Godard on sait pas trop.. Alors que l’actrice nous quitté, retour sur notre entretien avec le réalisateur.

Le grand coup du Redoutable, c’est qu’il n’incite jamais à se positionner dans une mouvance pro ou anti-godardienne.
Michel Hazanavicius : Je sais pas si c’est « le grand coup » comme tu dis. Mais oui, l’idée n’était pas de se positionner de la sorte. D’ailleurs, je ne sais pas qui ce genre de débat intéresse encore.

Oui mais sur le papier, on pouvait légitimement se poser la question. Déjà parce que tu n’es pas un cinéaste du sérail « Fémis » ou « Cahiers »…
Ouais, je suis le mec qui a fait les OSS… Après j’ai fait un film muet noir et blanc, après un film sur la Tchétchénie, et là je fais un film sur Godard… Quand tu regardes les choses comme ça, tu te dis : « Putain,  ce mec il est en dépression et ça s’aggrave d’année en année », ah ah ah… Le fait est que j’avais lu le bouquin d’Anne Wiazemsky (Une Année studieuse, à propos de ses années Godard, ndlr) et qu’il y avait vraiment une jolie histoire d’amour, remplie de possibilités de comédies très différentes, avec des trucs burlesques et purement formels… D’où mon excitation. Mais je comprends qu’on puisse s’attendre à un truc du genre « il va vouloir dire un truc de lourd sur Godard ». Sauf que non, désolé.

Néanmoins : si le film ne cherche pas à exploser la figure totémique de Godard, tu n’es jamais spécialement tendre avec lui non plus.
Ah mais complètement. Il y a eu un moment, lors de l’écriture, où j’étais chargé de trop de trucs négatifs sur lui… Cette espèce de figure du commandeur, son ambivalence sur la question feuj (en 2009, Godard, militant pro-palestinien depuis toujours, est accusé par Alain Fleischer d’avoir tenu des propos antisémites devant lui, ndlr), son côté pas généreux du tout, hyper cinglant… Comment faire un personnage de cinéma avec ça ? Où trouver l’empathie ? Et puis, à un moment, ces problèmes sont devenus des solutions : je n’ai pas besoin de faire une hagiographie de Godard, lui-même n’en voudrait pas, donc le meilleur moyen de le respecter, c’est d’avoir un personnage beaucoup plus complexe, qui peut être brillant mais qui peut être aussi un enculé. Ça, ça a été libérateur. Ce n’est pas Godard que j’ai viré de ma réflexion lors de l’écriture, mais tous les a priori que je pouvais avoir sur lui. Donc j’en ai fait un film sur « mon » Jean- Luc.

Le film peut foutre mal à l’aise si l’on se met à le regarder avec les yeux du vrai Godard. Je pense notamment à la scène de sa tentative de suicide – qui est l’une des plus belles du film. Tu t’es demandé ce qu’il pourrait éprouver s’il tombait dessus ?
Il a fait plusieurs tentatives de suicide dans la vraie vie, moi j’ai décidé d’en faire un truc plutôt métaphorique. C’est l’histoire d’un mec qui est en mutation, donc qui veut tuer celui qu’il était pour en devenir un nouveau. C’est l’histoire d’une renaissance qui fait des dégâts.

C’est comme ça que tu résous la question du « que ressentira-t-il s’il tombe sur cette scène » ?
En fait, cette question-là, je ne me la suis pas vraiment posée.

Sérieusement ?
Oui – parce que ce genre de questions, c’est un garde-fou qui ne concerne plus le film. Ce que j’aime chez Godard notamment, c’est sa liberté : il s’affranchit de tout. Et je pense que c’est un mec qui n’est pas poli en fait, et je n’avais aucune raison de l’être avec lui. Là, on parle beaucoup de lui, c’est le jeu, mais en fait je l’ai évacué très vite. Je me mets surtout dans les yeux de cette nana qui a été sa femme, qui a été son actrice. Ça s’est terminé comme toutes les histoires d’amour : mal. Et elle a écrit, quarante ou cinquante ans après, cette histoire sur leur rencontre où elle respecte complètement les yeux de la jeune fille qu’elle était. Et moi, j’essaie d’en faire un film. Ce que je veux dire, c’est que je n’ai pas fait une biographie de Godard, c’est juste une évocation avec beaucoup de distance.

Il y a trois pôles émotionnels qui régissent le film : l’histoire d’amour entre un artiste et sa muse ; le créateur qui se voit vieillir et cherche à se réinventer ; et le cinéaste qui veut affirmer toujours plus fort sa dimension politique. Ces trois problématiques semblent aussi te concerner…
(Rires.)

Dans laquelle de ces problématiques t’es-tu le plus investi ?
La remise en question du réalisateur – mais je le formule un peu différemment. Ce serait la remise en question d’un réalisateur après un échec. Le mien (The Search en 2014, ndlr) a été particulièrement violent. C’est sans doute là où j’ai « investi » le plus, sans chercher à faire le rigolo. J’y ai mis des trucs vraiment à moi. Sur les trucs de jalousie de couple, concrètement, nous, c’est cool, on va très bien avec Bérénice, hein. Après, dans le film, il y a ces séquences où il (Godard, ndlr) devient fou quand Anne part tourner loin. Bon ça, disons que j’ai pu l’expérimenter, ah ah… À un degré vraiment moindre quand même… C’est bizarre tout ça, parce que j’ai toujours pensé que je n’avais rien à dire mais que, par contre, j’avais une manière de ne dire rien qui était vraiment la mienne.

Euh ?
Ça me ferait chier de faire un film sur moi, quoi ! Je ne trouverais pas ça intéressant du tout. Il y a toute une école du « il faut parler de ce que l’on connaît le mieux, il faut parler de soi ». Moi, j’ai toujours préféré les mecs qui faisaient des trucs plus spectaculaires, n’importe quoi, un film de pirate, des conneries tu vois – mais dont l’idée, c’est « je vais vous raconter une histoire ». Il faut être vraiment balèze dans ce registre. Mais là, effectivement, avec Le Redoutable, il y avait peut-être pour la première fois ce truc où je pouvais m’investir plus vis-à-vis de mes questionnements intérieurs. J’ai eu un succès insolent avec The Artist. Enfin, c’était insolent mais je n’y étais pour rien, c’est comme ça. Et après : The Search, un échec ultra dur, violent, méchant, et puis sans appel de la part de tout le monde. Donc la remise en question, dans mon cas, elle est délirante. C’est soit la dépression lourde, soit la remise en question. Je pense que c’est ce qui m’a touché dans l’histoire du Redoutable, cette idée d’un type qui n’a pas d’autre choix que de tout remettre en question pour survivre. Qu’est-ce que j’ai raté et qu’est-ce que je peux faire, désormais ? Eh bien, moi, j’ai fait Le Redoutable.

Le Redoutable, actuellement en salle

FRANÇOIS GRELET

Technikart #215, septembre 2017