Bertrand Burgalat : « Plein de disques qu’on vénère ont été sortis par des margoulins ! »

Le diabétique le plus doué du pays revient avec un nouvel album à la hauteur de sa réputation. Pourquoi entretient-il depuis ses débuts une relation aussi compliquée avec le succès ? Il nous fait une piqûre de rappel. Avec l’humour et la clairvoyance qui le caractérisent.

Trois ans après ton dernier album solo, tu reviens avec « Les choses qu’on ne peut dire à personne ». Comment a évolué ton rapport à l’industrie du disque ? Avec le recul, tu es gagnant d’avoir choisi l’indépendance ?
Écoute, oui… Mais en vingt ans, je suis devenu moins manichéen. C’est une industrie, une activité économique, et je ne suis pas du tout braqué, à croire que les indépendants sont toujours vertueux, les majors sataniques, etc. La vérité m’oblige à dire que je n’ai jamais eu la chance de rencontrer dans une maison de disques quelqu’un qui aimait franchement ce que je faisais, donc j’ai dû me débrouiller 
par moi-même, par défaut. Mais j’aurais adoré avoir quelqu’un, même de malhonnête, qui s’intéresse à moi ! Plein de disques qu’on vénère ont été sortis par des margoulins. La morale et l’industrie musicale, ça fait deux… Avec le temps, je n’ai pas de regrets. Mais je n’ai pas trop eu le choix. Je n’ai jamais croulé sous les offres.

Je me souviens de Sollers expliquant que s’il n’était pas éditeur chez Gallimard, plus personne ne le publierait. Tu étais obligé d’avoir ton propre label pour sortir tes disques ?
Je n’ai jamais eu la possibilité de le faire comme Sollers. J’aurais adoré qu’une maison de disques me dise : « Bah tiens, tu vas gérer un catalogue, t’occuper de la direction artistique, et à côté tu pourras faire tes albums. » On ne me l’a jamais proposé. En même temps, et je n’aurais pas dit ça il y a vingt ans, mais, je serais aujourd’hui le patron d’une grosse maison de disques, je ne saurais pas du tout quoi faire. Mes sorties seraient-elles couronnées de succès ? C’est génial quand les deux coïncident, une qualité d’écriture et le public. Sauf que quand on regarde les charts actuels, ils sont de plus en plus difficiles à décrypter… Je préfère donc faire Tricatel. La place d’un label comme le nôtre, ce n’est pas de se démarquer pour jouer les originaux, mais de compléter l’offre existante.

On peut comparer Tricatel à Born Bad, Record Makers ou Pan European, à cette différence près que toi tu es en plus musicien…
Absolument. Le danger du label d’artiste, c’est de signer des gens qui font la même chose que toi. Ma règle, c’est de signer des gens que j’admire mais que je serais infoutu d’égaler dans leur domaine. Je réponds donc négativement à la plupart des maquettes parce qu’elles ressemblent à ce qu’on a déjà fait. On ne creuse pas de sillon marketing.

Tu n’aurais pas Tricatel, où sortirais-tu Les Choses qu’on ne peut dire à personne ? Dans une crèmerie type Because ?
J’aurais beaucoup de mal à le sortir, même aujourd’hui. Je ne suis pas aussi installé que tu as l’air de le croire. Je suis très peu sollicité, hein… Je ne veux pas faire Calimero, parce que ça m’arrange, tout compte fait. Il faut comprendre une chose : moins qu’avant parce que la crise du disque fait que c’est moins le critère, mais plus qu’au cinéma ou en littérature, la musique est une industrie où l’étalon-or c’est le succès public. Évidemment, il y a des phénomènes de hypes passagères qui échappent à ça… Cette règle ne me dérange pas, d’ailleurs, car je suis très respectueux du grand public. Il y a un côté instinctif qu’on trouve moins chez les gens qui se veulent plus raffinés et sont en vrai plus perméables à l’intoxication et au marketing. Le public qui va voir Renaud actuellement aime vraiment Renaud, il n’y a pas de pose, personne ne va s’obliger à écouter Renaud parce que ça fait bien. Alors que dès qu’on entre dans des trucs soi-disant plus évolués, c’est moins sincère… Personnellement, je m’en fous : rien ne me fait plus plaisir que de trouver démente une chanson de quelqu’un que je prenais pour un connard – il n’y a rien de plus agréable que de revenir de ses a priori.

(…)

On te sent moins isolé qu’avant. Tu es devenu un mentor pour des artistes signés chez Tricatel (Chassol, Catastrophe). C’est motivant ?
J’en ai besoin. Même si je ne sors pas, si je ne vais pas aux concerts, m’occuper de Tricatel m’oblige à être attentif, à ne pas me replier, à ne pas être nombriliste. Le statut d’artiste, avec tous les clichés que ça comporte, ça peut rendre stérile, le type replié sur son propre univers, dans sa pseudo-tour d’ivoire… Ça infantilise beaucoup. Catastrophe et Chassol, c’est super. Déjà il y a douze ans, avec Les Shades, on avait une bonne génération d’écart. C’étaient des garçons très intéressants et des très bons musiciens, c’était stimulant. On peut avoir des influences dans le passé, mais c’est assez génial quand on trouve des gens plus jeunes dont on admire le travail.

Les choses qu’on ne peut dire à personne, Tricatel

ENTRETIEN LOUIS-HENRI DE LA ROCHEFOUCAULD (EXTRAIT)
PHOTOS AÏSSATA HAIDARA

Technikart #212 mai 2017